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La terreur des terroristes PAR KENNETH R. TIMMERMAN Ahmed Ressam a déjà mélangé bien souvent ses explosifs sous l'il vigilant de ses formateurs d'Al Qaïda. Mais cette fois, il est seul. Et il est nerveux. Nous sommes le 13 décembre 1999, au Motel 2400 de Vancouver. Le coin cuisine de la petite chambre quil y occupe sera son laboratoire. Il commence par une poudre blanche en fait un explosif instable appelé RDX, quil a préparé au préalable et la verse dans un flacon de Tylenol vide. Ensuite, il ramasse les petits comprimés dhexamine constituant le catalyseur de sa bombe, les broie et verse la poudre ainsi obtenue dans une boîte de pastilles pour la gorge. Vient ensuite la phase quil craint le plus : le mélange des liquides. Il a volé chez un vendeur de produits chimiques des environs de lacide nitrique et de lacide sulfurique. Les dosages doivent être précis. Assis à la table, il verse lacide sulfurique dans un récipient de verre reposant sur des glaçons. Pas question de prendre le moindre risque avec la nitro ; certains y ont laissé leur peau. Il doit aussi contrôler la température. Ressam a placé un thermomètre dans le récipient. A mesure quil ajoute lacide nitrique, goutte à goutte, le niveau rouge du mercure monte en flèche. Ensuite, il ajoute le glycol apporté dAfghanistan et remue doucement la mixture jusquà obtention dun fluide visqueux, quil na plus quà verser dans deux bocaux dolives vides achetés à une épicerie du coin. Mais il en éclabousse un peu la table, ce qui fait brûler la mélamine. Quelques gouttes tombent le long de sa jambe. Malgré la douleur atroce, Ressam reste concentré sur sa besogne. Sa brûlure nest pas belle à voir, mais il ne la nettoiera quaprès avoir hermétiquement rebouché les bocaux. Ensuite, il fera un paquet associant ses mélanges acides, de lurée et de la poudre de sulfate dalumine (cest en fait de lengrais réduit en poudre), conservés bien à labri dans des sacs-poubelles. Une fois terminée, la bombe doit être assez petite pour tenir dans une valise. Mais elle sera très meurtrière. Demain, Ressam prendra la route de Los Angeles, où il gagnera laéroport et abandonnera la valise dans un chariot à bagages. Tout se passera comme prévu : il sait quAllah est avec lui et avec tous les soldats dAl Qaïda. Leurs victoires étaient écrites : le massacre de soldats américains en Somalie, en 1993 ; lattentat à la bombe contre le World Trade Center, la même année ; la destruction de deux ambassades des Etats-Unis en Afrique, en 1998. Et à présent, sa mission. Les infidèles dAmérique ne seront pas près doublier le passage à lan 2000 quil leur réserve. Mais Ressam a compté sans la mission dun autre homme : un magistrat français disposant à la fois du pouvoir et de la ténacité nécessaires pour le terrasser. Un homme lancé depuis des années à ses trousses.
Cest en avril 1996 que le juge Bruguière obtient la piste qui va le conduire jusquà Ressam. Assis à son bureau, il examine le petit appareil noir que vient dy déposer un agent de police. Cest un agenda électronique de poche comme on peut en acheter pour moins de 50 $ dans les aéroports et les grands magasins du monde entier. Mais, aux yeux du magistrat, il vaut sans doute bien davantage. Avec un peu de chance, on y trouvera des indices concernant une affaire à laquelle il travaille depuis plus dun an : le démantèlement de ce quil appelle alors « le réseau afghan », aujourdhui plus connu sous le nom dAl Qaïda. Lagenda a été découvert plusieurs jours auparavant sur le corps dun Français musulman tué lors dune fusillade avec la police. Lorsque le juge actionne linterrupteur et voit le curseur se mettre à clignoter, il croit un instant avoir peut-être affaire à une bombe. Jean-Louis Bruguière a de quoi se méfier : depuis quelques jours, la France subit attentat sur attentat. Le 25 mars, des extrémistes islamiques ont attaqué au lance-roquettes un fourgon blindé de la Brinks. Le 28, une voiture piégée a explosé près du commissariat central de Lille. Lancée sur la piste des auteurs des deux attentats, la police les a repérés dans un quartier dimmigrés de Roubaix. A 6 h15, le lendemain matin, une unité délite a donné lassaut à la maison. Mais elle a dû battre en retraite sous une grêle de balles, et les deux premiers policiers à y être entrés ont été blessés. Entrecoupé dinjures hurlées en français par les terroristes, le mitraillage a duré plus dune heure avant que la maison ne sembrase. Le feu était-il dû à une grenade incendiaire lancée par la police ? A-t-il été allumé par les assiégés eux-mêmes, afin de créer une diversion et de pouvoir senfuir ? Quoi quil en soit, la maison a entièrement brûlé et on a retrouvé quatre corps calcinés parmi les décombres. Quelques heures plus tard, deux membres de la bande nayant pas participé au combat ont été interceptés à la frontière belge, où ils ont eux aussi échangé des coups de feu avec la police. Lun des suspects a été tué, lautre arrêté. Il avait sur lui des faux passeports canadien, turc et belge. Rédigé en quelques phrases concises, le rapport de police consacré à ces événements a été communiqué au juge Bruguière, de même que lagenda électronique retrouvé sur le mort. Le juge passe le rapport au crible. Son instinct lui souffle ce que ce document ne pourrait établir : il sait que des hommes tels que ces Algériens et ces Marocains ne sont pas des criminels comme les autres. Ce sont des islamistes fanatiques pour qui la mort est préférable à la reddition. Des membres du Réseau afghan. Il en a la quasi-certitude. En consultant lagenda électronique, Jean-Louis Bruguière se rend compte que son contenu est entièrement protégé par des mots de passe. Aucune importance. Les services de renseignement français considéreront ce décryptage commeune priorité. Lui-même pourra se mettre au travail dans un jour ou deux.
Le juge Bruguière nest pas obnubilé par le danger. Il est convaincu que rien ne vaut un bon repas et un vieux bordeaux partagés entre amis pour éliminer les tensions de son travail. Mais il prend ses précautions. Constamment en alerte, son regard ne manque jamais dinspecter une pièce pour vérifier si rien ne cloche. Il a conscience dêtre une cible. Cest toujours avec un frisson quil évoque cette soirée de février 1987 où sa femme et lui ont dû attendre pour rentrer chez eux. Le hasard avait voulu quen faisant sa ronde, un policier découvre une grenade reliée à leur porte dentrée par un fil de nylon. Louverture de la porte laurait instantanément fait exploser. En quelques minutes, la rue avait été entièrement bouclée et 30 spécialistes de lantiterrorisme avaient afflué. Dautres se seraient peut-être enfuis pour mettre leur famille à labri dans un hôtel. Pas le juge Bruguière. Une fois tout danger écarté, il avait servi le champagne à son épouse et aux policiers. Jamais Jean-Louis Bruguière naurait imaginé devenir le « juge du terrorisme ». En revanche, il a toujours su quil était destiné à la magistrature. Cela fait partie de son patrimoine génétique. Depuis Louis XIII, 10 générations de Bruguière ont servi la Justice. Pendant la Révolution française, à Toulouse, lun deux a siégé dans un tribunal qui devait préserver la région de la Terreur. Jean-Louis Bruguière lui-même avait huit ans lorsque son père lui a fait gravir pour la première fois les degrés de marbre du Palais de justice, avant de passer sous ses yeux la robe rouge de magistrat à la Cour dappel. Dès lors, lenfant nallait jamais douter quun jour lui aussi porterait la même. Au début de sa carrière, dans les années 70, le juge novice instruit les affaires qui lui sont assignées : drogue, prostitution, meurtres, grand banditisme Mais, en 1982, il emprunte une tout autre direction après le massacre de la rue des Rosiers : commis en plein quartier juif de Paris, lattentat fait six morts et de nombreux blessés. Le dossier est confié au juge Bruguière. En regardant les photos des corps recroquevillés et en recueillant les dépositions des survivants, il se rend compte que cette affaire est fondamentalement différente des crimes ordinaires. On sen est pris à la civilisation même. Les procédures légales habituelles ne pourront rendre la justice. Le juge multiplie alors les efforts auprès du gouvernement pour obtenir la création dun tribunal spécialisé, dont le seul et unique domaine sera le monde occulte du terrorisme. Lorsque cette instance est mise sur pied, Jean-Louis Bruguière obtient de vastes pouvoirs, beaucoup plus étendus que ceux des juges nord-américains. En 1989, un DC-10 de la UTA explose au-dessus de la partie nigérienne du Ténéré, tuant 170 passagers et membres déquipage. Un attentat paraissant probable, on fait appel au juge Bruguière. Celui-ci réquisitionne un avion du gouvernement français pour survoler lui-même lendroit où gît lépave. Il fait rapatrier 15 tonnes de débris et reconstituer le fuselage pour déterminer où lexplosion a eu lieu. Cette expertise ressemble à un gigantesque puzzle, et le magistrat adore en relever le défi.A mesure que les pièces sassemblent les unes aux autres, il apprend lidentité de lhomme qui a apporté la bombe à bord de lappareil. Ensuite, il remonte la piste dun circuit imprimé utilisé dans le dispositif de retardement, et aboutit ainsi à une entreprise taïwanaise qui la elle-même produit pour la Libye. A ce stade de linstruction, le juge Bruguière établit une liste des hauts fonctionnaires libyens quil souhaite entendre. Mais le colonel Kadhafi refuse de les lui déférer pour interrogatoire. Jean-Louis Bruguière fait appel à ses relations dans larmée et se retrouve ainsi à bord dune frégate avec un contingent de linfanterie de marine française. Au large de la côte libyenne, il pose pour les photographes, la mine grave et le regard tourné vers Kadhafi. Les gros canons du bâtiment sont nettement visibles à larrière-plan. Cest sa manière de répondre, et son apparition au large de Tripoli est éloquente : Je connais vos noms, dit-il ainsi, je sais où vous vivez et je vous traquerai jusquau bout du monde.
Il a écouté et lu les fatwas (décrets religieux) dOussama Ben Laden : Tuez les infidèles partout où vous les trouverez et à tout moment. Passez tous les lieux de plaisir au fil de lépée. Attaquez les centres économiques de lennemi. Pour chaque infidèle tué, votre récompense sera grande. Des vierges aux yeux noirs attendent le saint martyr en paradis. Lheure de passer de la parole aux actes a sonné.
Cest stupéfiant quon puisse trouver tant dinformations dans ces petites choses, songe-t-il tout en étudiant les piles de documents comportant noms, adresses, numéros de téléphone, dates, heures et informations sur les contacts. Il y a là des numéros en France, en Allemagne, en Belgique et en Turquie. Son il exercé se met en quête de schémas, de connexions. De nouveaux numéros de téléphone ont été inscrits à certaines dates, ainsi que des aide-mémoire afin de ne pas oublier de les appeler. Un autre nom, un autre numéro, un autre fil dans la toile daraignée Quils soient en Asie, en Europe ou au Proche-Orient, tous ces noms et numéros convergent vers un seul pays et une seule organisation, Jean-Louis Bruguière en est certain. Avant Noël 1994, il na jamais songé à lAfghanistan. Auparavant, le terrorisme était à situer en Iran ou en Syrie ; il fallait y voir la main de la Libye ou des milieux palestiniens. Mais cette année-là, un Airbus dAir France reliant Alger à Paris sest posé à Marseille à la suite dun détournement. Peu après son atterrissage, un commando du GIGN, les forces spéciales françaises, a donné lassaut et maîtrisé les pirates de lair. Tous étaient Algériens et membres du Groupe islamique armé (GIA), lui-même créé par des fondamentalistes musulmans ayant combattu les Soviétiques en Afghanistan. Lun deux avait un morceau de papier sur lequel on avait griffonné une adresse à Londres. Fort de ce renseignement, le juge Bruguière a appelé un ami du MI5, le contre-espionnage britannique. Ils ont visité ensemble lappartement londonien. Lendroit était jonché de documents, pour la plupart rédigés en arabe, dont une lettre ordonnant le détournement de lAirbus dAir France et un dessin représentant lexplosion de la Tour Eiffel. Le magistrat en a été atterré. Ainsi donc, les pirates de lair ont imaginé projeter lappareil contre le monument le plus célèbre de France, haut lieu du tourisme où leurs victimes se seraient chiffrées par centaines ! Il a songé à lattentat contre le World Trade Center de New York, en février 1993. Debout dans cet appartement miteux, il a eu limpression que le papier quil tenait en main lui chuchotait à loreille : Plus de négociations, plus de revendications nos buts sont plus vastes, nos objectifs ont changé. Ces fanatiques étaient différents de tous ceux quil avait déjà affrontés. Ils attaquaient lOccident par vengeance, cherchant à en détruire les symboles. Dune manière ou dune autre, il devait simmiscer dans leur esprit, sonder leur folie. Quelques mois plus tard, le patron du contre-espionnage français dépose un épais classeur blanc sur le bureau du juge. Rédigé à la demande de Jean-Louis Bruguière, ce rapport identifie une nouvelle race de terroristes issue des « réseaux afghans ». Il sintéresse tout particulièrement à une confédération informelle dextrémistes islamiques, dont certains ont été formés en Afghanistan par un chef charismatique nommé Oussama Ben Laden. Un indicateur infiltré dans une de leurs cellules a transmis des manuels dentraînement. Au Pakistan, des agents français ont pris des dizaines de photos de maisons considérées comme sûres par le mouvement et servant de points de chute à ses nouvelles recrues. Avant daller en Afghanistan suivre leur formation militaire, précise le rapport, celles-ci subissent un premier tri auprès de lieutenants de Ben Laden, dans la ville pakistanaise de Peshawar. Les candidats sélectionnés passent six mois dans des camps où on leur apprend le maniement darmes automatiques et de lance-roquettes ; les techniques dinfiltration dans les pays occidentaux ; le repérage dobjectifs tels que centrales électriques, aéroports, voies ferrées et grandes entreprises ; la fabrication de puissants explosifs. A mesure de son développement, le réseau terroriste assigne à ses agents des points stratégiques situés un peu partout dans le monde et les y envoie. A la fois soldats et recruteurs, ils accueillent dans leurs cellules dautres candidats au djihad. Ce réseau est opérationnel depuis des années. Au cours des mois qui suivent la remise du rapport, le juge Bruguière tire parti du moindre indice susceptible délucider le fonctionnement du réseau. Mais en étudiant le contenu de lagenda électronique, le magistrat se rend compte quil sonde le cur même de ce géant. Il détient la clé. Mais que va-t-elle ouvrir ? Son regard se pose sur lun des noms : Ahmed, à Montréal. Montréal ? Le juge se laisse aller contre le dossier de son fauteuil. Pourquoi na-t-il jamais envisagé que ces groupes daction sinfiltrent en Amérique du Nord ? Laraignée tisse sa toile plus vite quil ne la imaginé. Mais à présent, il tient un nom. Ahmed.
Pendant lannée qui suit la découverte de lagenda électronique, le juge Bruguière dresse des listes de noms, interroge des contacts et exploite des dossiers communiqués par les services secrets du monde entier. Un vrai labeur de bénédictin. Mais il ne peut se permettre daller trop vite, sous peine de passer à côté déléments essentiels. Au printemps 1997, il estime avoir suffisamment de grain à moudre pour faire appel à des collègues de Grande-Bretagne, de Belgique, dItalie, de Turquie et même de Bosnie. Ils lui fournissent les relevés téléphoniques complets de tous les numéros inscrits à lagenda, et il na plus quà faire analyser le tout par ordinateur. Peu à peu, il est en mesure dassocier des noms et des visages aux numéros dont il dispose. Les pièces du puzzle commencent à simbriquer. Ayant notamment identifié des numéros à Hambourg, il demande à la police allemande de perquisitionner au siège dune organisation humanitaire islamique. En fait, elle sert de façade aux soldats de Ben Laden. Cela permet détablir que, tant en France quen Allemagne, les cellules dAl Qaïda appellent le même numéro de téléphone à Istanbul. En mai 1997, le juge Bruguière prend donc lavion pour la Turquie. Le numéro est celui dune autre agence daide humanitaire utilisée par Ben Laden. Menacés soit dexpulsion, soit de la terrible perspective dune incarcération en Turquie, ses employés affirment à la police locale collaborer avec des éléments installés en Bosnie, lun des centres dopérations de Ben Laden. Les numéros de téléphone turcs correspondent à ceux de lagenda électronique. Le 18 juin 1997, Jean-Louis Bruguière prend donc la direction de la Bosnie, alors ravagée par la guerre. Deux Arabes soupçonnés de participation à un groupe extrémiste musulman croupissent dans une prison des abords de Sarajevo. Le magistrat reconnaît leurs noms. Tous deux figurent sur la liste des individus recherchés pour interrogatoire après la fusillade de Roubaix. Il téléphone au bureau local de lOTAN et parvient à se faire conduire à la prison par une escorte de Casques bleus. Il y rencontre les suspects seul à seul. Cest ainsi quil donne le meilleur de lui-même, avec sang-froid et méthode. Grâce à lagenda électronique, il a des noms, des numéros, des adresses. De temps à autre, il cesse de consulter ses papiers et regarde les deux hommes droit dans les yeux, tout en décrivant par le menu ce qua été leur vie depuis deux ans : qui ils ont appelé, quand et à quel numéro. « Est-ce bien exact? » demande-t-il alors. Telle est sa méthode. Ecrasés par sa connaissance stupéfiante de leur culpabilité, ils finissent par craquer. «Le réseau afghan passe par Londres, avouent-ils. Là, un contact de Ben Laden fournit des faux passeports aux nouvelles recrues. Où les obtient-il? A Montréal. Deux Algériens font partie de lopération. Kamel Fateh et Ahmed Ressam.» En entendant ce nom, le juge réprime un sourire. Salut, Ahmed, pense-t-il. Je viens te chercher.
Le 7 avril 1999, il adresse au ministère canadien de la Justice un document de 40 pages dactylographié en simple interligne, par lequel il demande officiellement louverture dune enquête sur Ahmed Ressam et les membres de sa cellule dAl Qaïda. Le texte décrit par le menu leur formation en Afghanistan, leurs voyages et les actes de terrorisme commis par leurs complices. Mais les Canadiens ne bougent pas. Ce juge leur semble un peu trop impérieux. Il Cest alors que Bruguière reçoit un précieux renseignement : lun des hommes de Montréal, Kamel Fateh, se trouve en Arabie Saoudite pour y rencontrer dautres membres dAl Qaïda. Il doit ensuite se rendre en Europe. Le magistrat appelle un confident du roi Abdallah à Amman, fait arrêter Fateh dès son passage de la frontière saoudienne et prend lavion pour la capitale jordanienne en emportant un épais dossier. Fateh ne craque jamais. Mais ce nest pas nécessaire. Ses actes en disent long. Tout indique la préméditation, le complot. Reste à savoir où situer laction. Quelque chose dit à Jean-Louis Bruguière que la clé de lénigme se trouve au Canada. En octobre, le juge et le patron de la DST se rendent à Ottawa afin dy faire personnellement appel au ministère canadien de la Justice. Jean-Louis Bruguière expose ses éléments à charge contre Ressam et son réseau de Montréal et avertit quils préparent un attentat. Il en est certain. Les Canadiens balaient ses arguments dun revers de main. Il y a des procédures denquête, des droits civils à respecter. Que peuvent-ils faire? Les inconscients, songe le magistrat. Les Canadiens acceptent toutefois denvoyer la police perquisitionner dans un appartement montréalais utilisé par la cellule de Ressam. Bruguière attend pendant que le logement est passé au peigne fin. Lune des pièces à conviction saisies sur place est un petit agenda. Bruguière en prend possession et le fait examiner par la DST.
«Où allez-vous? demande-t-elle. Sattal. » Il veut dire Seattle. Drôle daccent. «Où habitez-vous? Montréal.» Ah! Un Québécois, sans doute. Mais il y a quelque chose de bizarre. Lhomme semble agité et il se met à chercher quelque chose à tâtons sur son tableau de bord. Diana Dean en devient nerveuse, elle aussi. Elle lui tend un formulaire de déclaration à remplir pour lui occuper les mains. Sa signature ? Benni Noris. A présent, elle lui ordonne dactionner louverture du coffre et de descendre de la voiture. Entre-temps, trois collègues Mark Johnson, Mike Chapman et Dan Clem viennent lui prêter main-forte. Johnson fait venir le conducteur à côté de la voiture pour le fouiller ; Clem et Chapman soulèvent le couvercle du logement de la roue de secours. Des sacs-poubelles remplis de poudre blanche. Cest sûrement de la drogue. Diana Dean se retourne pour téléphoner au capitaine du port, mais elle est interrompue par des hurlements. Lhomme a échappé à la poigne de Johnson et senfuit à toutes jambes. Après un instant de stupéfaction, Johnson et Chapman sélancent à ses trousses. Quelques rues plus loin, le fugitif disparaît comme par enchantement au détour dun immeuble. Mais Chapman voit quelque chose bouger sous une camionnette. Il dégaine son pistolet et ordonne à lhomme de sortir de sa cachette, mains en lair. Noris émerge dun bond, fonce sur une voiture arrêtée au feu rouge et sacharne sur la portière. Terrifié, le chauffeur démarre en trombe, et le fuyard perd léquilibre. Chapman se précipite, le plaque au sol et le maintient fermement jusquà ce que Johnson lui passe les menottes. Ils le ramènent dans la cabine des Douanes, où Diana Dean les attend. Le regard quil lui lance la fait frémir. Ses yeux sont morts, se dit-elle. Ils nont pas une étincelle de lumière. Elle ne lapprendra que plusieurs jours plus tard : ce Benni Noris sappelle en fait Ahmed Ressam.
Les Américains ne tardent pas à se rendre compte de la richesse des informations amassées par le Français. Celui-ci propose de leur adresser quelques-uns des dossiers réunis en cinq ans denquêtes. Les autorités américaines, il en a bien conscience, vivent sous une épée de Damoclès : ils ignorent les relations dAhmed Ressam avec Al Qaïda et ne disposent que de peu déléments, à part les explosifs découverts dans sa voiture. Mais Bruguière est certain davoir de quoi mettre Ressam sous les verrous pour le restant de ses jours. Lagenda saisi à Montréal, que ses experts ont en mains, prouve ses contacts avec le réseau mondial dAl Qaïda. Il contient même une liste des composants achetés pour fabriquer la bombe, sans parler de lempreinte digitale de Ressam relevée sur une de ses pages. Le magistrat lenvoie à Washington. Là-bas, le FBI confirme lauthenticité de lempreinte, ce qui contribuera à persuader un jury de condamner Ressam pour préparation dattentat, infraction aux lois sur limmigration, transport dexplosifs et contrebande. Et comme la perspective de la réclusion à perpétuité ne lenchante guère, Ressam acceptera de témoigner à charge contre Ben Laden et le réseau Al Qaïda.
Le 11 septembre, après leffondrement des deux tours du World Trade Center, le magistrat reçoit un coup de téléphone à son bureau. Un collaborateur de John Ashcroft, le secrétaire américain de la Justice, est au bout du fil. Jean-Louis Bruguière peut-il apporter sa collaboration ? Bien sûr. Dès la reprise du trafic aérien, le juge prend lavion pour Washington. Etant lune des rares personnes à percevoir le réseau Ben Laden dans toute son ampleur, il devient de facto un mentor des autorités judiciaires américaines. Il nexiste pratiquement pas dopération terroriste à propos de laquelle il nait rien dans ses dossiers, ni de détenu dont il ne puisse confirmer ou démentir les relations avec le réseau. Au cours des semaines suivant les attentats de New York et de Washington, les informations communiquées par le juge Bruguière aident les autorités françaises, allemandes et espagnoles à arrêter toute une série de membres présumés dAl Qaïda. A la mi-décembre, le Français Zacarias Moussaoui, musulman dorigine marocaine, est inculpé par la justice américaine de participation aux événements du 11 septembre. Grâce aux dossiers de Bruguière, lacte daccusation reconstitue son périple dAfghanistan en Amérique, via lAngleterre et le Pakistan. Peu avant Noël, un musulman britannique nommé Richard Reid est arrêté aux Etats-Unis : il a tenté de mettre le feu à des explosifs dissimulés dans ses chaussures au cours dun vol Paris-Miami. Les enquêteurs établiront quil a beaucoup voyagé entre lAngleterre, la France, la Belgique, lAfghanistan et Israël.
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